Published on mars 12th, 2024 | by L'OR Artiste
0La prose et la chorégraphie des sculptures de Camille Claudel
Il y a des gens que je gêne et qui ne me pardonnent pas d’être aussi douée. (1)
Cette citation est attribuée à Camille Claudel dans le film Camille Claudel de 1988. Il n’est pas pertinent de savoir si elle a dit cela ou s’il s’agit d’une dramatisation. La remarque dépeint son tourment. Le génie de la sculpteur menaçait la réputation de Rodin et l’ascension de Camille dans le monde de l’art français lui était refusée. Elle a bien reçu des critiques favorables publiées, mais les commandes du gouvernement et l’acceptation de l’artiste par le Conseil d’État ont été les plus importantes de son époque. Une thèse de 2002, rédigée sous la direction de Madame Marie-Victoire Nantet, suggère que Camille Claudel ne s’est pas bien présentée aux Salons français.
L’interprétation de la trajectoire de Camille Claudel pourrait donc ne plus se limiter au seul débat esthétique mais engloberait nécessairement un jeu économique et social dans lequel, et pour des raisons qui resteraient à préciser, elle n’aurait pas trouvé place. La complexité de cette phase de transition et son influence possible sur la réception des œuvres par les critiques et leurs lecteurs exigent que l’on saisisse quelques composantes de ce système. (2)
Dans sa correspondance, nous constatons qu’elle était parfois obligée de s’excuser pour des remarques trop exigeantes en concluant : Excusez ces plaisanteries de corbillard et recevez mes sincères amitiés. (3)
Les Sinope Editions et Aurélie Lesage ont réalisé une anthologie d’articles et de critiques sur Camille Claudel, Ils ont parlé de Camille Claudel. (4) La tragédie de la vie de Camille Claudel a été bien documentée au cinéma et dans la presse. Je n’ai pas besoin de me faire l’écho de ces récits ; le lecteur intéressé peut suivre mes notes de bas de page.
Ce que je propose, c’est un commentaire de l’œuvre de Camille Claudel du point de vue d’un modèle vivant qui a été défié par de nombreux sculpteurs modernes. Je fais référence à deux expériences que j’ai eues en tant que modèle, et je fournis des liens internet, pour témoigner de mon autorité en la matière. Par le permis d’assumer, j’essaie d’expliquer comment Claudel aurait pu chorégraphier ses modèles.
Les sculpteurs modernes disposent d’avantages technologiques pour observer la dynamique d’une pose qui n’étaient pas disponibles à la fin du 19e siècle. Reconnaître que Camille Claudel a sculpté en l’absence de ces outils modernes, c’est reconnaître son véritable génie. Elle pouvait observer un mouvement abductif ou adductif et imprimer dans sa mémoire la polymétrie de cette action. Sa mémoire photographique n’avait rien à envier aux caméras modernes à grande vitesse et à l’arrêt sur image.
Mathias Morhardt a relaté sa visite de l’atelier de Camille Claudel dans le Mercure de France de mars 1898. Il s’agissait d’un article de plus de 100 pages qui évaluait chaque œuvre d’art qu’elle possédait dans son atelier et faisait remarquer qu’elle se fiait à des modèles d’art. Certaines de ses maquettes sont restées inachevées parce qu’elle avait perdu un modèle particulier.
Si son modèle l’abandonne avant que son travail soit fini, l’œuvre commencée est perdue. If faut la refaire entièrement. (5)
Mathius Morhardt a vu Claudel défier ses modèles jusqu’à l’épuisement.
Fatigué de poser, fatigué de rester des heures debout, les bras tendus, et de garder indéfiniment des positions incommodes ou même intenables, le modèle s’échappera à travers la campagne. (6)
Un sculpteur doit posséder le romantisme d’un poète et la maîtrise absolue d’un chorégraphe. Le geste et la dynamique de la pose sont la versification de la composition.
On sait peu de choses sur les modèles artistiques qui ont été immortalisés par les grands sculpteurs. Je suppose quetous ces modèles avaient un seuil de douleur élevé et ont posé pour des artistes désensibilisés à leur inconfort.
Ni les observations de Morhardt, ni la mise en scène du film Camille ne flattent les modèles artistiques, mais les galeristes sont témoins de leur contribution des centaines d’années après les faits. La rigueur d’une pose accentue le stress musculaire du corps. On attend actuellement des mannequins qu’ils tiennent une pose pendant 25 minutes d’affilée, avec une pause de 5 minutes, puis qu’ils reprennent la même pose pour des séances de 3 heures. Je ne sais pas quelles exigences Claudel et ses contemporains imposaient à leurs modèles.
La maison d’édition, Sinope Editions, ont choisi la sculpture L’Âge mûr pour illustrer la couverture d’Ils ont parlé de Camille Claudel. Il est communément admis que cette sculpture est de nature biographique et que la figure féminine représente Camille elle-même. Dans une Lettre à Paul Claudel, décembre 1893 Camile Claudel a écrit :
Je suis toujours attelée à mon groupe de trois, je vais mettre un arbre penché qui exprimera la destinée; j’ai beaucoup d’idées en ornement, tu serais tout à fait enthousiasmé. (7)
En 1892 les liens professionnels et amoureux entre Camille et Rodin se distendent. Beaucoup affirment que la version finale de L’ Âge mûr est une déclaration biographique de cette transition de vie. Cette idée est renforcée par les commentaires d’Eugène Blot est, mécène de Claudel, ami et fondeur de ses bronzes, dans une lettre du 3 septembre 1932 à propos de la sculpteuse. Commentant l’expression du visage de la figure féminine, que Blot croyait être un autoportrait, il a dit :
Je ne la regarde jamais sans une émotion indicible. Il me semble vous revoir. Ces lèvres entr’ouverte, ces narines palpitantes, cette lumière dans la regard, tout cela crie la vie dans ce qu’elle a de plus mystérieux. Avec vous, on allait quitter le monde des fausses apparences pour celui de la pensée.
Ce que Blot a décrit, ce sont les expressions faciales de quelqu’un qui vient d’expirer après un stress musculaire ou émotionnel, alors qu’avant d’inspirer, il faut se débarrasser des toxines. Camille a saisi un moment décisif de sa vie. Elle a ciselé la grimace du visage et révélé l’angoisse de l’âme.
Je suppose que la pose de la femme a dû être assistée par un appareil. Le modèle de Claudel a dû avoir les bras attachés et soutenus par le haut, sinon elle serait tombée vers l’avant. Le modèle devait disposer d’une liberté de mouvement suffisante pour s’élancer vers l’avant ou se détendre et retomber légèrement en arrière. Mon interprétation est qu’elle relâche l’emprise de la figure masculine qui s’en va, une métaphore de la libération d’une relation passée. Si la figure féminine s’élançait vers l’avant pour saisir la main tendue de l’homme, ses muscles abdominaux seraient tendus. La nature détendue de ces abdominaux correspond à l’expiration et au relâchement de la prise de quelque chose.
Les sculpteurs demandent souvent à leurs modèles de simuler une action afin d’étudier l’activité musculaire. A titre d’exemple, je me réfère à une sculpture de Julie Rotblatt-Armany, pour laquelle j’ai posé lors d’un cours de ses élèves avancés. Il s’agissait d’une position en trois points, aidée également par une corde qui prolongeait mon bras droit vers le haut. Mon bras gauche était soutenu par une perche qui me permettait de tordre mon torse. Sur les indications de la sculptrice, je tirais le bras gauche vers le haut. Mon bras gauche était soutenu par une perche qui me permettait de tordre mon torse. Sur les instructions de la sculptrice, je tirais sur la corde pour simuler un mouvement vers le haut et je poussais sur la perche, pour reproduire un effet cyclonique dans mon torse. C’est un exemple de la façon dont un sculpteur chorégraphie le modèle. Voir : https://jramrany.com/portfolio/sculptures/083-suspended-in-time-copy/
J’ai également posé pour un autre sculpteur de Chicago, Jack Beckstrom, qui a pris des photos haute résolution de ma pose pendant que je me tenais sur un carrousel. Je suis restée dans la pose pendant environ 30 minutes, tandis qu’il me photographiait après 16 rotations égales, complétant ainsi un tour de 360 degrés. Notez que je poussais mes bras vers le haut, ce qui a eu un impact sur l’étirement des muscles de mon torse, à l’inverse de la figure féminine de L’ Âge mûr. Beckstrom a recruté cinq modèles pour Triumph on Oak Street Beach et les a photographiés individuellement. Il a enregistré les mesures importantes de chaque sujet pour préserver l’exactitude de l’échelle. http://beckstromgallery.com/terra-alba.html Il convient de noter qu’aucun des cinq modèles ne se touche ou n’interagit dans la sculpture finale.
Dans la Valse de Camille Claudel, deux danseurs sont inéluctablement enlacés. Telle que décrite par Mathius Morhardt :
Dans la Valse, le sculpteur évoque surtout le sentiment d’ entrainement que suggéré la danse. l’audacieuse indication du mouvement de ces deux êtres serrés l’un contre l’autre et penchés en dehors de leur centre de gravité… ce n’est pas seule l’audacieuse indication du mouvement de ces deux êtres serrés l’in contre l’autre et penchés en dehors de leur centre de gravité, ce n’est pas non plus seule la beauté de l’étude de plis que constitue l’ample robe dont la danseuse est enveloppée, qui méritent a ce groupe une complète admiration. (8)
Il s’agit d’une pose à deux et le modèle masculin a dû soutenir sa partenaire de danse. La nature même de la valse est que deux danseurs interagissent et se contrebalancent. Le modèle masculin aurait rapidement subi un stress musculaire en soutenant sa partenaire, Claudel a manifestement supprimé ce stress. Je suppose que la partenaire de danse féminine était assise sur un petit tabouret, ou un autre appareil, pour créer une position en trois points, permettant aux deux danseurs de s’enlacer dans la danse.
Claudel pouvait alors leur demander de se pencher, simulant ainsi la danse et la sculpture dans de brefs intervalles. Ils auraient pu se pencher dans des directions opposées pour simuler le contrepoids de la force centrifuge. La robe des partenaires de danse, par ailleurs nus, accentue la suggestion de l’effet de contrepoids du mouvement.
Il y a plus de 130 ans, Armand Dayoy déclarait : Ce qui, en effet, donne à la valse son aspect gracieux et voltigeant, c’est le vif mouvement des draperies avec leurs continuels tournoiements. La robe est à la valseuse ce qu’est l’aile à l’oiseau. (9)
Claudel pouvait aussi conceptualiser une pose sans la référence d’un modèle vivant, comme elle l’a fait en sculptant Les Causeuses et la Vague. (10) Dans les Causeuses, elle raconte une scène à laquelle elle a assisté dans une gare, celle d’un groupe de femmes échangeant des ragots. Les quatre figures féminines se ressemblent, peut-être pour souligner que les rumeurs dépendent d’individus à l’esprit similaire pour acquérir une validité. Morhardt a écrit sur l’histoire de la sculpture en l’assimilant à un poème épique :
Le poème est magnifiquement écrit. Car c’est un poème, en effet, que ces quatre femmes, assises en cercle autour de l’idée qui les domine, autour de la passion qui les inspire et qui les pénètre. C’est un poème dont ces cous tendus, dont ces têtes levées, dont ces torses souples et lumineux constituent les strophes splendides. (11)
Les Causeuses me donne à réfléchir sur une strophe des Djjins de Victor Hugo :
La rumeur approche.
L’écho la répète.
C’est comme la cloche
D’un couvent maudit ;
Le génie de Camille Claudel était de faire poser ses modèles pour exprimer ses concepts, dans les Causeuses elle a pu, sans l’aide d’un modèle vivant, sculpter ces pensées.
De nombreuses figures féminines de Camille Claudel semblent être basées sur le même modèle. Elle aurait pu s’observer dans le miroir, mais ce reflet a ses limites. Je pense que pour les poses les plus dynamiques, elle a observé un modèle de substitution. Le modèle féminin de L’ Âge mûr et de La Sirène sont les mêmes, mais Camille Claudel n’aurait pas pu s’observer dans cette dernière pose. Si elle avait redresser la tête pour se regarder dans un miroir, elle aurait perdu la cambrure du dos qui fait la force de la pose. La Sirène, aussi appelée La Joueuse de flûte, convie la sensualité féminine, mais il comporte également un élément de fond sombre et inquiétant. Dans une lettre, à l’automne 1904, Camille Claudel réclame à Eugène Blot une réduction sur une commande passée, soulignant qu’elle n’a pas les moyens de payer le loyer de son atelier en octobre. Dans la même lettre, elle propose de vendre La Sirène pour couvrir ce déficit. (12) Camille s’isole de plus en plus.
L’artiste québécoise L’OR travaille sur une série de tableaux inspirés des sculptures de Camille Claudel. Elle croit que ses sculptures féminines la représentait traduisant avec justesse la pose grâce à son intuition.
Claudel, en tant que femme artiste, a toujours attiré mon attention. Je crois qu’elle était intuitive, un don très spécial que peu de gens possèdent. C’est là notre lien. En tant qu’artistes, nous plongeons au cœur de nos émotions et les dépeignons avec une précision que peu d’autres peuvent ou pourraient avoir. En tant qu’artistes intuitifs, nous exprimons nos émotions et notre état d’esprit. Claudel était déterminée à ne pas laisser les personnes indifférentes à son égard influencer ses sculptures. Je travaille sur une série inspirée de ses sculptures. Oserais-je dire, inspirée par elle en utilisant nos pouvoirs intuitifs. En la canalisant dans mon atelier, ma motivation est toujours renforcée par sa présence. Je me suis appuyée sur un coup d’œil rapide de sa sculpture et j’ai ensuite peint à partir de notre connexion spirituelle. Mes peintures ne sont pas des répliques de l’œuvre de Camille, mais plutôt un rendu de notre connexion.
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- Camille Claudel , Director Nuytten, Bruno; Christian Fechner Lillith films; 1988. The French line is Il y a des gens que je gêne et qui ne me pardonnent pas d’être aussi douée the choice of translation of the verb, gëner. to threaten is mine.
- Nantet,Marie-Victoire, Mémoire de maïtrise under her direction, U.F.R de Lettres Modernes de l’Université de Riems Champagne-Ardenne; 2002. https://mirbeau.asso.fr/darticlesfrancais/Gauthier-Les%20images%20de%20Cami.pdf
- Letter Camille Claudel to Eugene Blot Autume 1904
- Ils ont parlé de Camille Claudel . Lesage, Aurélie et al. Sinope Éditions 2022
- Ibid p. 25 , reprint of original essay by Mathias Morhardt, Mercure de France, March 1898.
- Ibid. p 17
- Camille Claudel Correspondence . Riviere, Anne and Gaudichon, Brune; Éditions Gallimard, Paris 2014
- Ils ont parlé de Camille p 67-68 Notez que Morhardt utilise le mot, sculpteur comme un terme non genré,comme il l’a fait tout au long de l’article sur Camille Claudel.
- See https://sculptureetcollection.com/ventes/valse-1889-1905/
- Ils ont parlé de Camille Claudel. p. 99
- Ils ont parlé de Camille Claudel. P 95
- https://www.christies.com/en/lot/lot-6155264