Published on août 13th, 2021 | by Isabelle Karamooz, Founder of FQM
0Interview de Karl Schlögel, Historien et Auteur, par French Quarter Magazine
The Scent of Empires de Karl Schlögel, c’est l’histoire de deux parfums révolutionnaires (Chanel n°5 et Red Moscow) et de leurs créateurs au centre d’une saisissante histoire olfactive du XXe siècle. Les deux parfums ont des racines dans la Russie tsariste, en particulier dans un parfum développé par deux parfumeurs français, Ernest Beaux et Auguste Michel. Une histoire de pouvoir, d’intrigue et de trahison qui se concentre sur Chanel n°5 et qui a fêté son 100e anniversaire le 5 mai 2021 dernier et le parfum soviétique Red Moscow. Passionnée d’histoire, j’ai été ravie de recevoir un e-mail de l’attachée de presse de Karl Schlögel pour me présenter ce livre étonnant que j’ai eu le plaisir de découvrir et que j’ai hâte de présenter à travers une interview Q&A.
Photo Crédit d’En-tête : Pixabay
Certains de nos lecteurs découvriront bientôt votre nouveau livre « The Scent of Empire. » Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Je n’avais encore jamais rien écrit sur les odeurs, les parfums et les fragrances. Mes livres précédents portaient sur l’histoire de villes d’Europe centrale et orientale telles que Riga, Odessa, Tchernivtsi et bien d’autres, et surtout sur l’histoire de la Russie au XXème siècle, sur Saint-Pétersbourg pendant la révolution russe, et sur la Grande Terreur à l’époque stalinienne. Ma vision de l’Histoire est avant tout axée sur les lieux, les endroits, les sites. Je crois que l’Histoire « a lieu, » qu’elle n’est pas seulement une série ou une chronologie d’événements.
Ce livre parle de deux parfums : le célèbre Chanel No 5, bien connu en Occident, et Red Moscow, très populaire dans l’ancienne Union soviétique mais pratiquement inconnu à l’Ouest. Ce qui est étrange, c’est qu’ils ont tous deux une marque prérévolutionnaire comme origine commune, et je raconte les histoires parallèles de ces deux parfums après la révolution. Je pense que l’Histoire du XXème siècle peut être contenue dans une goutte de parfum.
Qu’est-ce qui vous a décidé à écrire ce livre ?
Lorsque je faisais mes études en Union soviétique dans les années 1980, j’ai remarqué un parfum très particulier lors d’événements importants et festifs, que ce soit à l’opéra ou lors de concerts, cérémonies d’inauguration, etc. J’ai découvert qu’il s’agissait du Red Moscow, dont j’ai tenté de découvrir l’origine. Et, fait très important, lorsque l’on vivait dans le Berlin divisé et que l’on passait le mur, on ne pouvait manquer de remarquer que les paysages olfactifs à l’Est et à l’Ouest étaient très différents. Le lien avec leurs hémisphères politiques respectifs m’a alors semblé évident.
Quelle est l’une des choses les plus intéressantes que vous ayez apprises en effectuant les recherches pour votre livre ?
J’ai appris l’existence de surprenantes continuités invisibles, telle que l’odeur des parfums, dans un monde de discontinuité, de perturbation, de révolution. J’ai aussi découvert des similitudes auxquelles l’on ne s’attendrait pas, des ambitions parallèles visant à faire naître de la beauté dans deux systèmes politiques et culturels entièrement différents, voire antagonistes : l’Est et l’Ouest.
Quel est le rôle d’un historien aujourd’hui ? Quels sont vos domaines de prédilection et vos centres d’intérêts ?
Les historiens se doivent de raconter l’histoire, ce qui peut sembler une tâche très simple et limpide mais qui, comme nous pouvons le voir en ce moment, est un travail très difficile. Il existe en effet des interprétations concurrentes du passé dans les sociétés ouvertes et la menace d’une réécriture de l’Histoire par des autorités politiques, comme c’est le cas de nos jours, entre autres, dans la Russie de Poutine. Les historiens du monde entier doivent se battre et s’engager pour tenir des discours ouverts et non censurés.
Pour quelqu’un qui ne connaît pas bien la dynastie des Romanov, comment définiriez-vous cette famille ? Quel est l’héritage des Romanov ? De quelle manière se souvient-on de la dernière famille royale russe en Russie ?
La dynastie des Romanov est arrivée au pouvoir à la fin du « Temps des troubles, » au début du XVIIème siècle, et y est restée jusqu’à la révolution russe de 1917. La famille du dernier tsar a été assassinée en 1918 par les bolcheviks. Dans l’historiographie et la perception publique soviétiques, la dynastie des Romanov représentait la classe dominante et oppressive située au sommet de l’Empire russe. Ce n’est qu’après la chute de l’Union soviétique que les dépouilles de la famille exécutée ont été découvertes dans l’Oural et transférées dans l’ancienne capitale, Saint-Pétersbourg.
Si vous deviez retenir l’un des événements politiques marquants du XXème siècle, quel serait-il ?
Je pense que la Première Guerre mondiale a été LA catastrophe majeure du siècle. Elle a été suivie d’une période de paix fragile, l’Entre-deux-guerres, qui s’est terminée par la Deuxième Guerre mondiale et ses millions de mort, théâtre du bouleversement de la civilisation européenne incarné par les crimes et le génocide sans précédent perpétrés par le régime nazi.
Parlons à présent de Chanel n° 5 et Red Moscow, deux des parfums les plus célèbres au monde et sujets de votre livre…
En 1913, une société française installée dans l’Empire russe créa un parfum en l’honneur du 300ème anniversaire de l’accession au pouvoir des Romanov. Après la révolution, l’un de ses créateurs rentra en France et fit la rencontre de Gabrielle « Coco » Chanel, qui décida de commercialiser sa création. L’autre parfumeur resta en Russie soviétique, où il participa à la reconstruction de l’industrie cosmétique et de la parfumerie dans la Russie postrévolutionnaire. Les carrières de ces deux parfumeurs se sont terminées de manières très différentes : tandis qu’Ernest Beaux est devenu l’une des plus célèbres figures de l’industrie française de la parfumerie, August Michel a disparu dans la tourmente des purges staliniennes. On ignore totalement ce qu’il est devenu.
Il existe également un parallèle entre les carrières de Coco Chanel et de Polina Molotova-Jemtchoujina, directrice de l’industrie soviétique de la parfumerie pendant de nombreuses années. Alors que Coco Chanel collabora avec les Allemands pendant l’occupation de Paris, Polina Molotova-Jemtchoujina, qui faisait partie du cercle intime de Staline, fut accusée dans les dernières années de la présence de celui-ci au pouvoir d’être « nationaliste » et « sioniste, » et envoyée au goulag. Elle y resta jusqu’après la mort de Staline. Ce livre parle donc également de paysages olfactifs, de luxe et de pouvoir.
Qu’espérez-vous que les lecteurs retiennent après avoir lu votre livre ?
Que le monde est très complexe et qu’il faut utiliser tous ses sens pour percevoir et comprendre ce qui s’y passe. Nous devons utiliser la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat et le toucher pour appréhender non seulement ce qui est visible, audible et olfactif, mais également notre environnement physique.
Êtes-vous un auteur qui interagit beaucoup avec ses lecteurs ?
Je pense que oui. Je reçois de nombreuses lettres de lecteurs qui me disent qu’ils sont heureux et même reconnaissants qu’un historien parle de la vie quotidienne ordinaire et de l’importance des odeurs dans nos souvenirs et notre comportement social. Une aimable lectrice m’a même envoyé un flacon de Red Moscow qu’elle avait acheté il y a 50 ans, avec une dédicace à mon intention.