Published on octobre 4th, 2021 | by L'OR Artiste
0Fernande Saint-Martin : La Gertrude Stein du Québec
Lorsqu’on s’interroge sur l’identité québécoise qui se dévoile dans l’art produit par nos artistes, l’on fait appel à des définitions qui résultent de l’expérience accumulée de la collectivité à expérimenter ces oeuvres d’art, à les comprendre et à formuler sur des registres différents et verbaux, le sens d’une démarche essentiellement non-verbale. L’art québécois contemporain est certes issu, comme toute forme culturelle dynamique, de la force dialectique de la contradiction. — Fernande Saint-Martin (1)
Crédit Photo d’En-tête : Pixabay
Il y a plusieurs années, la galerie Simon Blais, la plus prestigieuse galerie d’art moderne et contemporain de Montréal, a vendu un Riopelle pour plusieurs millions de dollars. Le tableau faisait partie de la collection Pierre Matisse et a été vendu à un collectionneur montréalais. L’expérience humaine est un théâtre multigénérationnel et des acteurs d’époques et de lieux différents trouvent des liens communs. Pierre Matisse était le fils du maître français Henri Matisse, qui était très redevable à Gertrude Stein de l’avoir introduit dans l’élite des collectionneurs d’art parisiens.
Jean-Paul Riopelle (2) , né à Montréal en 1923, est un peintre québécois d’art moderne. Riopelle, comme tous les artistes non-figuratifs québécois de son époque, a précédé le marché québécois. Leurs œuvres étaient trop avant-gardistes et aucun lieu, galerie ou musée ne voulait les exposer. En 1955, une jeune écrivaine, érudite et poète, Fernande Saint-Martin, et son futur mari, Guido Molinari, ouvrent la galerie l’Actuelle. Riopelle participera à l’exposition inaugurale. La mission de la galerie est d’offrir aux modernistes un lieu où leurs œuvres peuvent être expliquées aux collectionneurs. La galerie fonctionne à bien des égards comme le salon de Gertrude Stein. Gertrude Stein a créé le marché pour Matisse, Picasso et d’autres modernistes parisiens à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. L’Actuelle a nourri le marché de l’art moderniste et non figuratif à Montréal. On peut affirmer que la Galerie Simon Blais ( 3 ), qui a célébré son 30e anniversaire en 2019 doit son existence à Fernande Saint-Martin. Madame Saint-Martin n’a pas cessé de défendre le mouvement moderniste québécois lorsque L’ Actuelle a fermé ses portes en 1957. Elle a consacré ses sept décennies suivantes à cette passion.
Une définition superficielle d’une galerie d’art serait un lieu où l’art est exposé au public pour être vendu. L’Actuelle faisait cela, mais plus important encore, elle avait une mission. L’Actuelle était l’avocat d’un mouvement artistique. Son en-tête se proclamait Galerie d’art non figuratif, une galerie de peinture non objective. Il s’agit d’un style d’art doté d’un langage non verbal qui lui est propre. La galerie était la résidence de Fernande Saint-Martin, mais elle maintenait des heures de visite régulières et en deux ans, elle a produit 31 expositions. Chaque exposition était l’occasion pour Saint-Fernande de promouvoir le mouvement par ses communications à la presse. Chaque réception est l’occasion d’une critique de la presse. De nombreux artistes verront leurs œuvres acquises par des collectionneurs et des musées. Guido Molinari et Fernande Saint-Martin ont archivé les activités de la galerie avec la conviction que leurs efforts feraient partie de l’histoire de l’art québécois. Aujourd’hui, la Fondation Guido Molinari sert de dépôt pour l’œuvre de Molinari et expose ses tableaux et ceux d’autres artistes de la période contemporaine. En 2016, la Fondation a publié L’Actuelle qui documente l’art et les activités de la galerie.(4)
Fernande Saint-Martin épouse Guido Molinari en 1958. La convention de la société québécoise de l’époque veut que, lorsqu’elle se marie, une femme quitte sa vie professionnelle pour servir ses tâches domestiques. Madame Saint-Martin écrivait des articles sur la condition féminine à La Presse, l’un des deux grands quotidiens de Montréal. Elle était un atout trop précieux et a résisté aux pressions pour démissionner. Elle quittera La Presse en 1960 pour devenir rédactrice en chef d’un nouveau magazine féminin, Châtelaine. (5) Le magazine est à l’avant-garde de la lutte pour l’égalité des femmes. Comme l’a fait remarquer une collègue, Marie-José des Rivières :
Fernande Saint-Martin intervient dans l’espace public pour défendre l’autonomie des femmes. Son importance sur la scène intellectuelle est en grande partie liée à la revue Châtelaine. Sous sa direction, le magazine s’avère une tribune exceptionnelle pour les femmes. Féministe, Fernande Saint-Martin considère indispensable que les femmes se regroupent pour devenir des citoyennes à part entière à une époque où beaucoup d’injustices existent encore sur le plan légal. (6)
En 1972, Mme Saint Martin reçoit une offre qu’elle ne peut refuser. On lui propose d’être directrice du Musée d’Art Contemporain. La galeriste de L’Actuelle devient la conservatrice de la ville de Montréal. En 1972, Montréal se prépare à accueillir le monde aux Jeux olympiques de 1976. Le nouveau stade est en construction et il est temps pour Montréal de se présenter comme une ville de classe mondiale. Le mouvement québécois d’art non figuratif avait peut-être pris une génération de retard sur celui de Paris, mais il était temps qu’il occupe le devant de la scène. Le Musée d’Art Contemporain a pris l’initiative de réaliser Corridor d’Art , une exposition d’art public le long de la route principale menant du centre- ville au stade. ( 7) Madame Saint-Martin ne s’est pas arrêtée à Corridor d’Art, le Musée a produit deux expositions en 1975 en conjonction. Trois Générations d’Art Québécois : 1940,1950,1960 comprenait 22 artistes qui étaient associés à L’Actuelle. (8) Madame Saint-Martin n’a pas abandonné son plaidoyer pour l’équité des femmes qu’elle a défendu à Châtelaine pendant 12 ans. Artfemme 75 (9) a été produit pour célébrer l’Année internationale de la femme proclamée par les Nations Unies (10)
Dans son introduction de deux pages au programme d’Artfemme 75, elle a déclaré sans ambages qu’elle restait une avocate de premier plan pour l’égalité des femmes dans la société ainsi que dans les arts :
L’on sait qu’aux alentours des années 70, les féministes américaines ont formulé la problématique ultime du destin féminin. A savoir que la société et la culture développée en Occident de puis deux mille ans ayant été produites par des hommes, elles traduisaient avant tout une relation au monde masculin. Rien ne peut nous faire croire que cette socio-culture n’est pas, non seulement contradictoire, mais même antagoniste à l’épanouissement de l’être féminin. Il importe donc maintenant aux femmes de repartir à zéro, de refuser la culture masculine et d’élaborer de nouvelles structures, un nouveau langage, qui les exprimerait elles-mêmes et servirait d’abord leurs propres besoins, leur propre nature …. La femme artiste, comme toute autre femme, n’a pas d’autre alternative aujourd’hui que d’assumer la totalité du langage humain dont elle a été aliénée pendant si longtemps. Et elle doit tenter de le plier à sa volonté de découverte et d’expression d’elle-même. (11)
Saint-Martin a été président de l’Association internationale de sémiotique visuelle (AISV) de 1992 à 1994. (12) L’association est un congrès de professionnels dans le domaine de la sémiotique visuelle. Il s’agit du langage des artistes non-figuratifs et Saint-Martin y a été exposée pour la première fois dans les années 1950. Pendant un demi-siècle, elle a utilisé ses écrits pour défendre l’art non figuratif. Elle utilisait souvent des peintures d’artistes québécois, Molinari, Ozias Leduc, Jean-Paul Lemieux, Paul- Émile Borduas, Alfred Pellan et Louis Muhlstock et les expliquait dans le langage des sémioticiens. Ces revues ne sont pas très lues et sont difficiles à comprendre pour les non-universitaires.
Elles s’adressent toutefois à l’élite académique et à l’intelligentsia, c’est-à-dire aux personnes qui dirigent le marché de l’art contemporain. Ceux qui connaissent la satire de Yasmina Reza, L’Art, peuvent comprendre comment l’art préféré de l’élite devient le symbole de statut populaire des personnes en ascension sociale. (13)
Le premier livre de Saint-Martin sur le langage non verbal de l’art était Les fondements topologiques de la peinture (1980), suivi de Sémiologie du langage visuel (1987), La théorie de la Gestalt (1990), Sens du langage visuel (2007) et L’ immersion dans l’art, 2010. En 1955, Fernande Saint-Martin a commencé à promouvoir l’art non figuratif québécois en invitant le public dans son salon, L’ Actuelle. Cinquante ans plus tard, c’est dans les salles de lecture de l’élite académique que Fernande Saint-Martin porte son plaidoyer en faveur de cet art.
Jusqu’à récemment, je ne connaissais pas Fernande Saint-Martin et j’ai découvert son travail en faisant des recherches pour un article en faveur de la nouvelle série de peintures de ma conjointe (L’OR Artiste). Elle a réalisé une collection de visages qui présentait de nombreuses caractéristiques de l’art non-figuratif. La série s’écarte de la non-figuration totale en ce qu’elle a placé deux signifiants, un nez et des lèvres, qui amènent le spectateur à interpréter la peinture entière comme un visage. L’OR a utilisé de nombreux principes de conception gestaltiste pour suggérer le visage dans ses peintures. Elle a également pratiqué et recherché pendant quarante ans les principes de la couleur mis en avant par Josef Albers dans son livre Interaction of Color. Et repris plus tard par Saint-Martin. Au cours de mes recherches, j’ai découvert les écrits de Saint-Martin et une citation concise qui s’applique à l’art de L’OR.
L’apport crucial de la sémiologie psychanalytique en art visuel réside en l’importance qu’elle accorde a la » représentation de chose », ou factuelle, dans ses rapports tumultueux avec la » représentation de mot ». Elle a aussi innové en reconnaissant l’ existence de signifiants d’affects, définis en termes perceptuels et spatiaux de contenance et d’étroite fusion. (14)
Je partage avec Saint-Martin la frustration qu’elle a dû ressentir lorsque Guido Molinari luttait pour être reconnu. L’art de L’OR ne correspond à aucun mode ou classification. Il est à la fois abstrait et figuratif. C’est le fruit de 40 ans de recherche sur l’utilisation de la couleur et des produits artistiques. Sa série la plus récente aurait été rejetée par les puristes de l’art non figuratif, car elle utilise les signifiants du nez et des lèvres pour suggérer le visage. Son travail aurait pu être considéré comme une œuvre totalement non-objective, comme le démontrent les figures # 1 et # 2 avant et après le placement des signifiants. Je m’identifie à Saint-Martin en ce qu’elle ne s’est pas excusée d’avoir utilisé son influence pour faire avancer le travail de Guido Molinari. L’OR est mon artiste le plus apprécié et je ne m’excuse pas non plus d’avoir défendu son travail.
RÉFÉRENCES :
- Saint-Martin, Fernande, Introduction to Trois génerations d’art québecois : 1940,1950,1960 Musée d’art contemporain, Montréal 1976
2. Riopelle n’a pas eu de succès à Paris, mais il a trouvé facilement la reconnaissance à Montréal. Il fait partie de l’exposition de groupe inaugurale à L’Actuelle et participera à une deuxième exposition de groupe en 1956. Riopelle a eu la chance de bénéficier de l’amitié du collectionneur d’art québécois Champlain Charest. Voir http://revue-parcours.com/champlain-charest-point-de-rencontre/
3. https://www.lapresse.ca/arts/arts-visuels/2019-05-10/les-30-ans-de-la-galerie-simon-blais-une-grande-famille . Le Galerie Simon Blais https://www.galeriesimonblais.com/fr/liste cinq tableaux d’artistes de L’Actuelle réalisés pendant la période d’activité de L’Actuelle : Guido Molinari, sans-titre (1955), Claude Tousignant, sans-titre 1956, Frontale (1956), Jean Paul Riopelle, sans-titre (1956) et Marcel Barbeau, sans-titre (1952).
4. La Fondation Guido Molinari a publié un compte-rendu des activités de la galerie L’ Actuelle, co-écrit par Lise Lamarche, Gilles Daigneault et Lisa Bouraly. Ce livre de 144 pages offre une perspective de l’étape embryonnaire du mouvement non-figuratif québécois. Le livre présente des images des œuvres et des photos de leurs créateurs. Il s’agit d’une anthologie du monde artistique montréalais des années 1950. Le livre est disponible à la Fondation Guido Molinari https://fondationguidomolinari.org/ au prix de 29,90 $ (canadiens), taxes et frais d’expédition en sus.
5. Voir l’article de Radio-Canada sur l’histoire de la Châtelaine et les deux entretiens enregistrés avec Fernande Saint-Martin. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1737959/chatelaine-medias-feminisme-quebec-archives
Oct. 12, 1970 Femme d’aujourd’hui , Aline Desjardins l’animatrice and Sept. 18, 1990 L’heure G, Gaston L’Heureuz, animateur.
6. des Rivieres, M.-J. (2020 ) In memoriam : Fernande Saint-Martin pionniere du- journalisme féministe des annes 50 et 60 et théoricienne de l’art.https://www.erudit.org/en/journals/rf/1900-v1-n1-rf05472/1071238ar.pdf
7. https://www.huffpost.com/archive/qc/entry/affaire-corridart-destruction-oeuvre-art-public-montreal_b_7845152
8. https://e-artexte.ca/id/eprint/1836
9. https://e-artexte.ca/id/eprint/5391
10. https://www.un.org/en/conferences/women/mexico-city1975
11. Saint-Martin, Fernande introduction to Artfemme ’75 une exposition d’oeuvres de femmes artistes, Musée d’art contemporain de Montréal and Saidye Bronfman Centre 1975
12 https://aisviavs.files.wordpress.com/2013/04/histoire3.pdf
13. Daily Motion propose un film d’une production française de L’Art de Yasima Reza https://5. Voir l’article de Radio-Canada sur l’histoire de la Châtelaine et les deux entretiens enregistrés avec Fernande Saint-Martin.
www.dailymotion.com/video/x66105 . La pièce dure 1 Hr. Et 27 minutes et examine le fossé entre ceux qui comprennent et apprécient l’art moderne et ceux qui ne le font pas.
14. Saint-Martin, Fernande L’ Immersion Dans L’Art page 12 Presses d l’Université du Québec 2010